1998, Allocution de la ministre de la culture au Fort Delgrès, Guadeloupe

Allocution de Madame Catherine Trautmann, Ministre de la culture et de la communication, Fort Delgrès - Basse Terre - Guadeloupe. Source : archives du site du ministère de la culture.

Le 27 mai 1998

Si j’ai tenu à commencer ici en Guadeloupe, au Fort Delgrès, les visites que j’ai l’intention d’effectuer dans les départements d’Outre-Mer en cette année du cent cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage, c’est parce que je souhaite rendre un hommage particulier au peuple guadeloupéen, qui en 1794, avec Haïti, fut l’un des tous premiers en Amérique à imposer l’abolition de l’esclavage. Mais il fut aussi celui qui dut subir la violence du colon et du colonisateur la plus acharnée à briser toutes les espérances des libertés conquises.

Delgrès ici à Basse-Terre, Ignace à Baimbridge.

Quelle fierté peuvent légitimement ressentir les Guadeloupéens de les avoir érigés en héros de leur histoire, en symboles de la résistance jusqu’à la mort contre la traite, contre le racisme et l’asservissement.

Ecoutons Louis Delgrès, dans sa proclamation du 10 mai 1802, placardée tout autour d’ici à l’intention de ceux qu’il appelait les Citoyens de la Guadeloupe.

Ecoutons ce "dernier cri de l’innocence et du désespoir", cet appel fondateur d’une présence antillaise au monde, d’une identité nouvelle, fondée sans droit du sol, sur les racines profondes et légitimes de la liberté pour tous et de l’égalité pour chacun.

Ecoutons son message généreusement adressé à "l’univers entier", c’est-à-dire à vous et à nous, à lui et à eux, à toi et à moi. (Je cite) : "Osons le dire, les maximes de la tyrannie la plus atroce sont surpassées aujourd’hui.... et tout nous annonce que, dans le siècle de la philosophie, il existe des hommes qui ne veulent voir d’hommes noirs ou tirant leur origine de cette couleur, que dans les fers de l’esclavage".

"Citoyens de Guadeloupe, .... la résistance à l’oppression est un droit naturel, la dignité même ne peut être offensée que nous défendions notre cause : elle est celle de la justice et de l’humanité."

"Et toi posterité accorde une larme à nos malheurs et nous mourrons satisfaits".

Oui, Louis Delgrès avait raison, et il nous faut aujourd’hui oser dire après lui que la tyrannie s’est surpassée sur cette terre de Guadeloupe, tout particulièrement durant cette période du rétablissement de l’esclavage en 1802.

Osons le dire avec lui : il s’agit là sans doute aucun d’une des pages les plus inacceptables de l’histoire de notre France. Après la victoire contre l’esclavage en 1794, au bout de siècles de désespoir et de résistance, après l’avènement révolutionnaire de la liberté et de l’égalité en 1789, voilà que la France, la France de Bonaparte, dans le reniement des principes qui lui ont fait ouvrir les portes du siècle des libertés, dans le reniement des principes des droits de l’homme fraîchement enracinés, fragilement édifiés, voilà que la France, après avoir été le premier pays à abolir l’esclavage en Amérique, devient le premier et le seul à le rétablir avec une violence destructrice de milliers d’hommes et un acharnement dépassant de très loin même les limites horribles du Code Noir.

Oui, ici sans doute s’est joué l’épisode ultime de la récidive du crime, le condensé de violences et de terreurs, de racisme et d’horreurs contre des femmes et des hommes qui n’avaient pour seul drapeau que celui des droits de l’homme, pour seules armes que celles de la dignité et de l’égalité, et pour seul but que la liberté pour tous.

C’est pour cela qu’il nous faut décider d’inscrire une fois pour toutes et sans réserve ces pages d’histoire dans nos livres d’histoire, pour nos enfants de Métropole, pour nos enfants de l’Outre-Mer, et pour nous tous, hommes et femmes d’aujourd’hui à la porte du XXIème siècle, nous qui savons que notre propre XXème siècle a lui aussi charrié dans son cours son atroce contingent de génocides et d’horreurs atomiques, de dictatures et d’asservissement.

La page d’histoire que Louis Delgrès écrivit de sa main, cette proclamation placardée dans les rues de Basse-Terre le 10 mai 1802 doit s’afficher dans tous nos programmes d’histoire et de civisme, pour rappeler comment, pendant plus de trois siècles, le crime de la traite, de la déportation et de l’esclavage a été perpétré. Pour dire comment cet esclavage, avec la traite et la déportation organisées par l’Europe, a entrainé, après le génocide amérindien, la saignée de toute l’Afrique, deux tragédies dont les conséquences se font encore sentir de nos jours sur ces trois continents. Pour dire et redire que ce fut à l’échelle de trois continents un crime contre l’humanité, ou, plus encore, un "crime contre l’humain" pour reprendre la juste formule de l’essayiste guadeloupéen Daniel Maragnès, formule qui va bien au-delà de la seule qualification pénale.

Un crime contre l’humain. La négation de l’humain, méticuleusement organisée par les marchands, légalisée par les colons, codifiée par les juges, sanctifiée par les prêtres, administrée par l’Etat.

C’est en cela que cette page d’histoire doit nous éclairer aujourd’hui. Elle nous prouve que l’oppresseur s’attaque toujours en premier, pour asservir l’autre, à l’humanité de celui-ci, en jugulant sa langue, en l’empêchant d’écrire, en brûlant ses lèvres et ses livres, en interdisant son chant et ses tambours, en lui déniant tout droit à la mémoire et à sa transmission.

Mais si nous devons lire et relire cette page, si nous devons l’enseigner à nos enfants, c’est aussi et surtout parce qu’elle proclame la victoire de la résistance sur le crime.

Au delà de la mort de Louis Delgrès, d’Ignace et de leurs centaines de compagnons, elle proclame l’enracinement sur cette terre, au pied de la Soufrière, sous la cendre fertile du volcan, de la justice et de la liberté, la postulation affichée de la victoire des fils après le sacrifice des pères, la pérennité de la résistance à l’oppression, la certitude qu’une postérité adviendra après les larmes et le sang, que les hommes et les femmes ensevelis au Matouba et à Baimbridge donneront naissance aux enfants de l’abolition, qui sont là aujourd’hui pour témoigner leur fidélité à l’espoir de leurs ancêtres, victimes victorieuses de l’oppression.

Oui, ce crime contre l’humain n’est pas parvenu à tuer l’humanité. L’histoire de l’abolition de l’esclavage en Amérique, c’est l’histoire d’un crime qui a été vaincu.

C’est l’histoire d’une résistance puissante qui, sur la montagne de ses douleurs et de ses mutilations, a édifié un nouveau monde, une humanité nouvelle qui, depuis plus d’un siècle, constitue un ferment d’histoire qui apparaît bien aujourd’hui comme un puissant modèle d’avenir pour la vitalité des hommes et de leurs droits.

Ce que proclame Louis Delgrès et qu’il nous faut redire, c’est qu’il nous appartient de cultiver ces deux mémoires, celle du crime, et celle de la victoire des esclaves contre les criminels. Il nous faut retracer sans complaisance et sans morbidité, sans bonne ni mauvaise conscience, ce qui a été nié, oublié et occulté par les colonisateurs, et parfois par les colonisés eux-mêmes. Il nous faut écouter les paroles, les musiques, les récits et les réflexions qui ont été les instruments du combat des esclaves pour la liberté et l’égalité. Et il nous faut aussi écouter le message des descendants d’esclaves, des enfants de l’abolition qui nous proposent, ici à la Guadeloupe et aussi en Guyane, à la Martinique, à la Réunion, comme en Métropole où leur présence est si fortement affirmée, l’expression multiple et dynamique de leur identité.

L’identité guadeloupéenne ne s’est pas forgée dans la soumission de l’esclave à l’esclavage, mais au contraire par la résistance à tout asservissement du corps et de l’âme.

L’esclave en lutte a édifié son humanité collective en refusant de se laisser enfermer dans le carcan de mépris, de haine ou de ressentiment qui lui était imposé. Il a imposé au maître rétif le respect des droits de tous les hommes. Comme le rappelle encore Louis Delgrès dans sa proclamation, c’est à tous les citoyens de Guadeloupe, au delà des "différences de l’épiderme" qu’il lègue le message de solidarité pour offrir un avenir à la liberté de chacun.

Le 27 avril 1998, date du cent cinquantième anniversaire du décret d’abolition définitive de l’esclavage, et à la demande du Comité National des Associations du Souvenir, présidé par le Guadeloupéen Gabriel Lisette, éminente personnalité de l’Outre-Mer et acteur de la décolonisation, le Gouvernement a fait graver au Panthéon deux inscriptions. L’une à la mémoire de Toussaint Louverture, et l’autre à celle de Louis Delgrès, deux héros de la liberté dont les cendres sont à tous jamais dispersées pour l’un, dans les ruines du Fort de Joux, pour l’autre sur les hauteurs fertiles du Matouba.

Je voudrais ici rappeler par quels mots le Gouvernement de la République a exprimé son hommage, par la bouche du garde des Sceaux, ministre de la Justice, ma collègue Elisabeth Guigou : "La France Républicaine entend honorer des héros de la République qui ont mis toute leur foi et leur zèle à défendre l’égalisté des droits, la justice, la lutte contre la discrimination, les traitements inhumains et dégradants. La France honore ces précurseurs de la décolonisation et de la défense des hommes persécutés en raison de leur action pour la liberté".

Mesdames, Messieurs,

En acceptant qu’une part de l’âme de Louis Delgrès vienne d’un grand coup d’aile se poser pour toujours sur les murs du Panthéon de la République, c’est un présent d’une valeur élevée que la Guadeloupe de 1802, petit canton des droits de l’homme en résistance dans un univers d’oppression, a fait à la France et à "l’Univers entier".

Il n’était que justice, qu’en hommage à ce geste, les murs du Fort Delgrès qui abritèrent pendant quelques semaines les soldats de la liberté, se fassent l’écho de cette offrande en accueillant en retour cette inscription :

"A la mémoire de Louis Delgrès héros de la lutte contre le rétablissement de l’esclavage à la Guadeloupe, mort sans capituler avec trois cents combattants au Matouba en 1802 pour que vive la liberté".



 

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